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LES TANNERIES ET FABRIQUES DE GRAISSES ET CIRAGES
EN CONSTRUCTION
De la tannerie à
la graisse à chaussures
La
graisse Paulin, marque déposée en 1883, a été pendant plusieurs décennies
du XXe siècle l’un des produits-phares de l’industrie sanclaudienne. La récupération
des archives de l’entreprise par les services municipaux a permis une étude
historique de cette entreprise familiale dont la notoriété a largement dépassé
les limites de la région.
Les origines : la tannerie Paulin à l’Abbaye
La famille Paulin est présente dans le Grandvaux déjà au XVIIIe siècle ; il semble qu’elle soit originaire du Haut-Doubs, car on y trouve de nombreux Paulin (l’un des lieutenants de Lacuson originaire de Mouthe portait ce nom). Entre 1835 et 1850 (1), un membre de la famille Paulin implante à proximité de son moulin du Moulinet, situé sur le bief de la Maladir, à l’ouest de la route de l’Abbaye aux Mussillons, un moulin à tan pour exercer l’activité de tannerie. Il s’agit sans doute de Jean Séraphin Paulin, né vers 1799 à Grande-Rivière. Il a épousé en 1856 une demoiselle Marie Rose BRUCHET, de Chagny en Saône-et-Loire, d’une famille de cultivateurs et de propriétaires. Est-ce lui qui a appris le métier de tanneur et où ? Rien ne permet de le préciser. Il est en tout cas propriétaire de la maison et de la tannerie du Moulinet en 1856.
En 1861, Jean Séraphin s’établit à Saint-Claude comme marchand de cuirs, métier qu’il exercera jusqu’en 1879, date à laquelle il se retire de l’affaire pour jouir (à 80 ans !) d’une retraite bien méritée. A la tête de la tannerie de l’Abbaye, c’est son neveu Joanis, né vers 1824 à Grande-Rivière, fils naturel de sa sœur Marie-Aimée Paulin, née vers 1800, elle-même fille de Dominique Paulin, déclaré meunier en 1846 et de Anne GUY-GRAND, qui s’étaient mariés à l’Abbaye en 1782. D’après ses descendants, Joanis aurait exercé quelque temps en Bourgogne ; il avait en tout cas un cousin notaire à L’Etang-Vergy en Côte-d’Or avec lequel il entretenait des relations commerciales régulières. Pendant ces années 1860-70, la tannerie du Moulinet fonctionne au nom de Joanis Paulin, et ce, au moins jusqu’en 1874 (2) et peut-être jusqu’au début des années 1880.
La tannerie du Moulinet aurait (3) été détruite par un incendie. Un inventaire de biens sinistrés figure bien dans les archives de l’entreprise (4), mais n’est ni situé, ni daté ; il porte cependant le tampon J.Paulin à Saint-Claude, ce qui le situe en principe entre 1879 et 1890 et peut authentifier l’événement. La tannerie ne figure pas dans l’Annuaire du Jura de 1884 : elle a donc disparu avant cette date. Il n’en reste actuellement guère de traces visibles, sauf recherches plus précises.
Les tanneries à Saint-Claude
Un rapide survol de la documentation met en évidence l’existence d’une moyenne de 2 tanneries à Saint-Claude, situées sur le canal dit de l’infirmier (ou arrivoir du Plan du Moulin) alimenté par un décours d’eau du Tacon. Le cadastre de 1809 en comporte deux : l’une au Faubourg Marcel, située au débouché de l’arrivoir dans la Bienne, propriétés des héritiers Buat ; l’autre au Plan du Moulin, qui sera démolie avant 1850 pour laisser place à la future fabrique de pipes Bourgeois. En 1832, la tannerie du Faubourg est aux mains des consorts Gautier-Gradot (un Claude Joseph Gradoz, tanneur, possédait une maison aux Serves en 1809) ; un de leurs héritiers, Jules Gauthier, la déplace en 1874 au 6, Plan du Moulin, sur la rive gauche de l’arrivoir : elle deviendra la tannerie-corroierie Gauthier-Meinier . Un autre fonde en 1866 la maison Gauthier-Loiseau, qui prendra avant 1904 la raison sociale Victor Bouillet , puis Arthaud-Bouillet en 1911 ; celle-ci fabriquera également par la suite des graisses et cirages pour cuirs tout en continuant la tannerie-corroierie. Elle existait encore en 1974.
Ce caractère familial et cette remarquable continuité, assez caractéristiques de la tannerie en général, vont se retrouver dans les établissements Paulin.
La tannerie Paulin à Saint-Claude
En 1879, Joanis Paulin, alors âgé de 55 ans, s’établit à son tour à Saint-Claude avec son épouse Marie Joséphine Monnier, originaire de Pont-de-Poitte, et ses deux fils Paul, né vers 1857 à Grande-Rivière et Edmond, né en 1860. Il réside 14, rue du Marché où se situe le magasin de vente en gros et fait construire une tannerie 4, Plan du Moulin, sur un emplacement vierge acquis à la famille Buat, en aval de la tannerie Gauthier. Celle-ci comporte au départ 2 corps de bâtiment et 9 fosses présentant une capacité de 103 m3, contre 52 m3 à son concurrent Gauthier. La datation de ces fosses en épicéa et sapin a été confirmée par l’analyse dendrochronologique en 1996.
Les parents Paulin et leur fils cadet Edmond viennent résider Plan du Moulin vers 1885, tandis que Paul, l’aîné, qui a épousé en 1883 Marie Hortense Grosgurin, fille d’un fabricant mouleur de Saint-Claude, continue à habiter le 14, rue du Marché, devenu sa propriété en 1886, où il semble s’occuper du commerce de cuirs et de fournitures pour les cordonniers. Dès 1882, Joanis Paulin dépose une demande de brevet pour la fabrication d’une graisse à chaussures, composée pour l’essentiel de suif fondu, d’huile de poisson et de noir de fumée, brevet qui lui sera délivré le 2 mars 1883. L’origine de l’invention restera cependant un sujet de controverse familiale si l’on en croit les slogans publicitaires respectifs de Paul et d’Edmond. Dans un de ses prospectus, Paul se proclame « seul inventeur » de la graisse Paulin. Quant à Edmond, qui quitte Saint-Claude pendant la guerre de 14-18 et fabrique quelque temps de la graisse à Lons-le-Saunier, il fait figurer sur ses boîtes « unique et véritable graisse blonde – Edmond Paulin – fils de l’inventeur », Joanis. Ce dernier met en place une politique commerciale dynamique, avec conception de boîtes décorées et envoi de prospectus aux possibles revendeurs.
Après la mort de Joanis en 1890, Paul avait pris
la direction de l’affaire et emménagé au Plan du Moulin jusqu’à
son décès prématuré en 1906.
Les graisses Paulin
Jusqu’à la première guerre mondiale, l’activité de tannerie et la fabrication de graisse pour cuir, et même de bougie, coexistent. Les années d’avant-guerre, période de militarisation, connaissent une demande croissante de graisse de la part des armées françaises et italiennes, parmi lesquelles Paul Paulin s’est constitué peu à peu un réseau d’acheteurs fidèles. En 1913, ses fils Georges, né à Saint-Claude en 1886, et André, né en 1892 qui lui ont succédé avec l’assistance de leur oncle (ou beau-frère ?) Grosgurin, déposent 4 marques : Culmina marque de cirage encore exploitée en 1973, Glacenoir, Atlas et Flora . La demande explose avec la guerre : les carnets de livraison en font foi. La tannerie est alors définitivement abandonnée, par manque de main d’œuvre d’après B.Paulin.
Dès la fin de la guerre, en 1919, Georges et André se constituent en société en nom collectif « Les fils de Paul Paulin », l’aîné détenant 60 % et le second 40 % du capital. L’établissement connaît alors une période de prospérité, marquée par des investissements en matériel. Une chaudière à vapeur est achetée en 1922. Celle-ci permet l’installation de 4 grandes cuves en cuivre à double-fond de 220 litres chacune, pour fondre le suif (graisse provenant des ruminants) préalablement hâché, et chauffer les cires, huiles et suif fondu qui composent la graisse à chaussures. Et, dans un autre atelier, de 2 cuves en cuivre plus petites (150 litres) et d’une cuve émaillée pour la fabrication du cirage et de l’encaustique, plus 2 cuves en tôle galvanisée pour chauffer les solvants (essence de térébenthine et white-spirit). La machine à vapeur permet également le chauffage d’une partie des locaux. En 1929, c’est une machine à poinçonner tchécoslovaque pour la finition des boîtes d’emballage qui est achetée. L’entreprise fabrique en outre elle-même ses caisses d’expédition en sapin pour qu’elles résistent au poids important des produits.
Les gérants mènent une politique commerciale active : prospection de l’ensemble du marché français des épiceries et drogueries en 1926 et 1935, « mailings », mise au point et fourniture aux détaillants de matériel publicitaire (tableaux, prospectus, affiches et plus tard buvards et présentoirs), « réclame » dans les revues et catalogues spécialisés dans les sports d’hiver par exemple. La graisse Paulin blonde ou noire se vend bien, jusqu’à représenter la moitié du marché français d’après B.Paulin. Les raisons sont multiples : tout d’abord, ses qualités intrinsèques d’imperméabilisation sont indéniables ; présente partout, elle est connue par beaucoup de ceux qui ont fait leur service militaire ; elle est moins chère que d’autres concurrents : moitié moins, par exemple, que la marque Ouraline à base d’huile de caoutchouc dans l’entre-deux-guerres. A cette époque, la maison fabrique également du cirage et de l’encaustique.
Le manque de documents précis fait qu’il n’est pas possible d’évaluer l’effectif du personnel avant 1940. L’établissement emploie alors 8 ouvriers, en plus des gérants. L’activité se réduit fortement pendant la deuxième guerre mondiale, faute de matières premières, aussi bien pour la fabrication que pour l’emballage. B.Paulin se souvient que le fournisseur d’emballages métalliques récupérait les boîtes de lait concentré envoyées par les Américains pour les distributions scolaires et les transformait en boîtes à graisse. L’entreprise assura un certain nombre de livraisons gratuites pour le maquis. A la Libération, l’activité redémarre avec 3 ouvriers en 1945. Les gérants sont alors au nombre de 4 : « Monsieur Georges », âgé de 60 ans, époux de Marie Gros, originaire de Haute-Saône ; son frère André, resté célibataire ; et les deux fils du premier : Paul, né en 1918 et Bernard, né en 1922. La société en nom collectif est transformée en une SARL où Georges détient toujours la majorité des parts. La raison sociale reste la même : « Les fils de Paul Paulin ». En 1947, Paul et Bernard, la cinquième génération, sont nommés seuls gérants.
La maison Paulin, jouissant toujours d’une bonne notoriété et d’une partie du marché militaire, continue sur sa lancée avec 5 ouvriers jusqu’à la fin des années 1960. De nouvelles marques sont déposées dans le domaine des cirages et graisses pour chaussures : Elite en 1954, Alpina en 1962, Palma et Rio (blanc en tube). Paul Paulin prépare lui-même ses maquettes publicitaires et les fait finaliser par un professionnel. Mais, à part l’achat d’une machine destinée au conditionnement du blanc à chaussures, le matériel reste le même qu’avant guerre et la production très artisanale. Le marché, lui, évolue avec la généralisation des matières synthétiques et l’abandon de l’entretien systématique du cuir. De plus, des divergences entre les deux associés amènent Bernard, le plus jeune, à quitter l’entreprise en 1963 .
Celle-ci commence à péricliter ; il n’y a plus qu’un ouvrier en 1975, et encore à temps partiel. Un premier règlement judiciaire intervient en 1979. Soutenu par un de ses employés, et grâce à un carnet de commandes malgré tout bien garni, Paul Paulin redémarre tant bien que mal son activité sous la raison sociale « Paul Paulin » - comme avant 1919. L’entreprise vivote jusqu’à sa liquidation définitive en 1994. Le fonds de commerce (procédés de fabrication, marques, fichier clients et machines) trouve un acquéreur dans le Nord, la SA Liem à Bouchain, qui a repris depuis la fabrication de graisse sous la marque Paulin. Les bâtiments sont rachetés par la ville de Saint-Claude qui les démolit en 1996, après récupération des archives et d’échantillons du matériel.
Parallèlement, une nouvelle fabrique artisanale de graisse pour cuirs a vu le jour à Saint-Claude, sous la marque « Graisse Panda », à l’initiative de Délio Bauce qui avait travaillé dans l’entreprise P.Paulin pendant ses dernières années d’activité.
Notes :
1
– Noël GAILLARD, Grandvaux d’hier et d’aujourd’hui vol. 4, pp.
149-151
2
– AMSC, 10 Z 51
3
- témoignage de Bernard Paulin –
septembre-octobre 2000
4
– AMSC, 10 Z 49
Bibliographie :
POUPARD
(Laurent), Patrimoine industriel (Jura).- Service régional de l’Inventaire,
1998 – p.269
LE
PENNEC (Robert), La découverte de fosses de tanneur in Bulletin des
Amis du Vieux Saint-Claude n°21, 1998 – pp. 25-27