Avec une contribution d’Adrien Gauthier
L’auteur :
Robert Le Pennec, membre des A.V.S.C., s’intéresse à la géologie et au
patrimoine industriel du Haut-Jura. Membre des A.V.S.C., il a publié de nombreux
articles dans le bulletin annuel. Par ailleurs, le fruit de ses recherches est
en ligne sur son site internet :
www.aricia.fr/jura-patrimoine.
Les photographies
illustrant le présent article sont de l’auteur.
Au Nord-Ouest des routes D 436 et D 25 qui relient
Septmoncel à Lamoura, entre les altitudes de 1000 à 1150 m, on retrouve, plus ou
moins visibles, les vestiges de
quatre anciennes carrières. Deux d’entre elles sont petites et leur histoire est
mal connue. Les deux autres, plus importantes, autorisent de plus longs
développements.
Trois d’entre elles exploitaient, sur le flanc de synclinal
de Septmoncel, le calcaire blanc compact du Berriasien (Crétacé inférieur). La
quatrième fait exception : située sur l’axe de l’anticlinal de
Sur les Grès, elle extrayait le calcaire du Portlandien (étage sommital
du Jurassique supérieur).
Les petites
carrières de la commune de Septmoncel
Nous l’appelons ainsi car elle s’ouvre derrière un pylône
des télécommunications. Située sur terrain communal, à l’intérieur du virage que
dessine au dessus de l’église du village la petite route de la Vie Neuve, elle
est d’accès facile. Son front de taille, ourlé de déblais est resté bien
visible, quoique ne dépassant pas 10 m de long. Il entame un petit pli
dysharmonique (homologue du Chapeau de Gendarme) affectant les calcaires
barrésiens. La carrière est actuellement encombrée par de nombreuses ferrailles.
A l’instar de maintes de ses semblables, elle a fini en décharge.
2- La carrière de Chamonté.
Telle fut la destinée d’une autre petite carrière située à
l’extrémité Nord-Est de la commune de Septmoncel, 500 m à l’Ouest de Tréchaumont
(commune de Lamoura), près des ruines de Chamonté (propriété de la famille
Benoit-Gonin). Là aussi un front de taille réduit (5 à 6 m de long, 1,50 m de
haut), accompagné d’un petit tas de déblais, entame les calcaires
barrésiens. Vu sa taille, cette carrière était probablement utilisée par
son propriétaire à des fins personnelles, construction de sa propre maison sans
doute, une pratique courante. Elle n’a laissé aucune trace dans les archives et
dans les mémoires, contrairement aux carrières plus importantes dont il va être
question.
3 La
carrière de Sur la Ville (commune de Septmoncel)
Elle se situe sur un terrain privé appartenant à Raphaël
Perrin, au lieu-dit « Sur la Ville ». Bien qu’autrement étendue et à peine plus
éloignée du village que la carrière du pylône, elle est fort difficile à repérer
car elle est maintenant envahie par les arbres. Le petit bois en question
s’allonge vers le Nord-Est en direction du hameau de la Vie Neuve, sur la droite
du chemin d’accès aux fermes du Jetalet, dans sa portion commune avec le G.R. de
Pays dit « Tour du Haut-Jura ». C’est elle qui fait exception, car elle a
exploité les calcaires du Portlandien sur l’axe de l’anticlinal de Sur les Grès.
Est encore visible une rampe construite qui permettait de
remonter les blocs depuis le fond de la carrière. Les pierres extraites en ce
lieu ont été utilisées pour la construction du groupe scolaire de Septmoncel, en
1930.
C’est un calcaire gris à pistes de terriers de vers
fossiles.
La carrière du
Lyncha (commune de Lamoura)
1 - Description
C’est la plus étendue et la mieux documentée des quatre
carrières étudiées. Située dans un bois longé par le chemin qui relie
Tréchaumont à la Chaux Berthod, elle est pratiquement invisible. La signalent à
gauche (au Nord-Ouest) dudit chemin, une voûte de cave, restes d’une maison
autrefois utilisée par les carriers et les ruines d’un hangar en bois qui
servait d’abri. En arrière de ces vestiges de bâtiments, s’alignent sur 200 m,
huit ou neuf fronts de taille dont les petites dimensions (moins de 2 m de haut
et 5 à 6 m de large) correspondent sans doute à celles du banc de calcaire
berriasien, objet de l’exploitation.
L’outillage était rudimentaire : barres à mine et
« pressons » ; point d’engins mécaniques ou pneumatiques. Pourtant les déblais
qui s’amoncellent sur 200 m de longueur et 100 m de largeur permettent
d’imaginer l’ampleur de la carrière et le volume considérable de matériaux qui
ont été extraits. Entre deux tas de déblais, on aperçoit la trace d’une ancienne
voie de wagonnets permettant d’amener les blocs sur le bord du chemin. Les rails
ont été récupérés par Christian Regad, propriétaire du terrain, qui les a
entreposés près de sa ferme.
Les divers fronts
de taille ne sont pas toujours apparents car, l’exploitation
se déplaçant le long du banc calcaire, les anciennes zones d’extraction
étaient en partie remplies par les déblais des nouvelles. Le mieux conservé de
ces fronts de taille est celui où demeurent trois blocs parallélépipédiques
légèrement équarris mais encore en place et où se trouve l’inscription R. C.
1931 (R. Critin), laquelle semble signaler la fin de l’exploitation.
La carrière exploite un banc calcaire d’âge Crétacé
inférieur : Valanginien inférieur et Berriasien supérieur ; c’est la formation
de Pierre Châtel[1].
Ce banc forme un relief entre La Bâtie et le hameau de Clavières.
C’est un calcaire blanc, beige clair, à stylolithes. Les
stylolithes sont des joints irréguliers, généralement soulignés par une surface
noirâtre. Ces figures que l’érosion peut mettre en relief, correspondent à des
surfaces de dissolution sous pression qui permettent notamment de déterminer la
direction de la pression qui leur a donné naissance et qui est parallèle à
l’allongement des colonnettes[2].
Cet aspect du calcaire permet de le reconnaître facilement
sur les pierres formant les linteaux de portes et de fenêtres, et parfois sur
une grande partie des façades de certaines maisons dans le village de Lamoura.
[1] Mudry (J.) et Rosenthal (P.), La
Haute-chaîne du Jura entre Morez et Saint-Claude, Université de Besançon,
1977, thèse dactylogr.
[1] - Foucault (A.) et Raoult (J.F.),
Dictionnaire de géologie, Dunod, 2003.
Essai historique.
Une photographie, prise entre 1901 et 1906, témoigne de la
pleine activité de la carrière du Lyncha. On y voit, debout, Jean Samuel Regad,
avec son chapeau et sa pipe. Se tiennent à ses côtés ses deux filles, une
dizaine de carriers avec leurs outils et le conducteur d’une carriole avec son
fouet. A l’arrière du cliché, on remarque le grand bâtiment en bois où pouvaient
s’abriter les tailleurs de pierre.
Cette carrière, ainsi que les carrières de Septmoncel,
étaient probablement exploitées au milieu du XIXème siècle. A Rousset signale,
dans son Dictionnaire publié entre 1853 et 1858,
la « pierre à bâtir, pierre de taille et pierre à chaux »,
parmi les ressources offertes par le territoire communal de Septmoncel (tome V,
page 569). Il note à Lamoura la présence de « carrières de bonne pierre à
bâtir » (tome III, p. 362).3
Dans sa monographie de Lamoura publiée en 19634,
G. Duhem s’efforce de recenser à diverses époques les activités artisanales. Il
cite ainsi, pour la période de 1813-1840 « un tailleur de pierre (italien) »
(p. 502) et, pour le siècle précédent, « un tailleur de pierre aux Eterpets
en 1737 (la carrière existe encore) à la limite de la Chaux Berthod » (p.
518). S’agit-il de celle du Lyncha ?
Pour ce qui concerne la carrière du Lyncha, il semble que
l’on puisse remonter encore plus loin dans le temps. La maison de Sur les Crêts
habitée par Jean Muselier (ancienne maison Benoit-Gonin) possède un linteau de
porte datant de 1670 dont la pierre, avec sa couleur blanche et ses stylolithes
noirâtres, est caractéristique de cette carrière. J’ai eu la chance de
rencontrer Adrien Gauthier qui a consigné par écrit des souvenirs, personnels ou
recueillis, concernant le Lyncha. Nous les publions ci-après.
Il existe probablement bien d’autres carrières de ce type
dans le Haut-Jura. Mais très peu de
personnes s’en souviennent ou en ont entendu parler. Retournées à la forêt, seul
le hasard d’une incursion à l’écart des chemins permet de les retrouver.
Signalons toutefois qu’on a la chance de les repérer là où
relief et structure se prêtent à l’extraction de pierres à bâtir de qualité :
corniches calcaires offrant des fronts de taille tout préparés, lapiés de
fissures délimitant des blocs pré-équarris et, dans l’un ou l’autre de ces
sites, calcaires massifs à grain fin parcourus par un réseau lâche de diaclases.
Les anciennes carrières de Septmoncel et Lamoura ont utilisé de telles
conditions naturelles.
Indiquons pour finir trois indices pour repérer les anciennes
carrières :
1 – front de taille de 1 à 3 m de hauteur ;
2 – tas de déblais proche du front de taille ;
3 – décharge de vieilles ferrailles, dans un creux ou à
l’emplacement de l’ancien front de taille.
3 - Rousset (A.), Dictionnaire géographique, historique et
statistique des communes de la Franche-Comté (…) – Département du Jura, t. 3
et 5, Besançon, 1855 / 1857.
4 – Duhem (Gustave), « Un petit village du Haut-Jura : Lamoura »
in A travers les villages du Jura, Lons-le-Saunier, Société d’Emulation
du Jura, 1963, p. 473-592.
La carrière du
Lyncha5
Extraits des carnets d’Adrien Gauthier
Elles proviennent sans nul doute de la carrière du
Lyncha située à 500 m au Nord de la route conduisant de Lamoura à Septmoncel, à
proximité du lieu dit « Sur les Crêts ».
Entre les deux guerres cette carrière était encore en
exploitation et deux ouvriers y travaillaient, Monsieur Masseron et Monsieur
Critin. Monsieur Masseron habitait au village de Lamoura, la maison occupée
actuellement par Marc et Muriel Forestier. Monsieur Critin était célibataire et
originaire du Pays de Gex ; lorsqu’il travaillait à la carrière, il logeait dans
une maison située dans le bois voisin de la piste de ski de fond. J’ai récupéré
dans l’ancien jardin de ce « chazal » des plans de cassis qui ont été mis en
terre à Tréchaumont, à Saint Denis le Bourg et à Ahun.
Une voie ferrée à voie étroite (60 cm) permettait de
faire circuler des wagonnets entre le lieu d’extraction et le chemin conduisant
à la Chaux Berthod à Tréchaumont, en longeant la carrière. Etant enfant
et en l’absence des ouvriers, nous nous amusions à faire rouler ces
wagonnets.
Les pierres étaient extraites dans des bancs présentant
les qualités requises pour l’usage auquel elles étaient destinées. Avec un burin
l’ouvrier agrandissait certaines fentes naturelles apparentes pour ménager le
logement de coins de bois très secs. L’humidité gonflait les bois, les fentes
s’élargissaient et l’on obtenait des blocs homogènes ; ceux –ci placés sur des
madriers étaient taillés sur place ou transportés à côté de l’abri au bord du
chemin.
Certains blocs atteignaient une longueur de 3 mètres ; ils étaient rares et
servaient à réaliser les linteaux des portes cochères ( remarquez à ce sujet le
linteau de la porte de l’ancienne remise de la maison Bavoux de Tréchaumont
datant de 1899). Les blocs de 1,20 m à 3m
étaient réservés pour les linteaux des baies plus étroites. Ceux qui
n’atteignaient pas ces dimensions étaient utilisés pour les montants des portes
et des fenêtres et également les arcs
destinés aux éléments des parties supérieures des portes de grange. Ils
servaient aussi à réaliser les angles des murs des immeubles et parfois, mais
rarement, une façade en totalité ou en partie (maison Mathieu au centre du
village, face au magasin de Martial
Barbe).
J’ai essayé de rassembler quelques souvenirs concernant
l’importance et l’histoire de la carrière.
Marc Forestier, petit fils de Jules Gauthier (1875 – 1955) m’a indiqué que la
carrière aurait été exploitée dès le début du peuplement de la région et que des
pierres auraient été utilisées pour la construction de la cathédrale de
Saint-Claude. A la fin de l’hiver, lorsque la neige était durcie par le gel, les
matériaux étaient chargés sur des traîneaux, transportés au dessus de Septmoncel
et descendus à Montbrillant par le « chemin des Moines » (à l’époque seul chemin
permettant de relier Septmoncel à Saint-Claude, la route actuelle ne datant que
de 1860).6
Christian Regad, fils de Henri, dernier exploitant de la
ferme de Tréchaumont m’a fourni quelques renseignements très intéressants :
- C’est la famille Regad qui était propriétaire d’une
partie de la carrière tout au moins depuis le XIXe siècle.
-
La partie Nord-Est de la carrière appartenait
à un autre propriétaire.
Le travail d’extraction de la pierre a cessé
complètement en 1931. J’ai retrouvé à environ 10 m du chemin et à 10 m au
Nord-Est de l’ancien abri un front de taille portant l’inscription suivante :
R.C. 1931
Elle a probablement été réalisée par R . Critin, dernier
ouvrier ayant travaillé à la carrière. Des blocs bruts sont restés sur le sol au
pied du front de taille sans doute volontairement pour que la postérité se
souvienne de ce lieu.
Depuis 1931 les arbres ont poussé sur l’emplacement de
la carrière et pour se rendre compte de l’existence de vestiges, il est
nécessaire de pénétrer à l’intérieur du périmètre de celle-ci qui devait
s’étendre sur 40 m de largeur et 300 m de longueur ; on retrouve les fronts de
taille et les emplacements où étaient empilées les pierres trop petites pour
être utilisées.
Les chutes de feuilles ont conduit à reconstituer une
partie de l’humus sur le terrain et dans quelques dizaines d’années personne ne
se rendra compte qu’en ce lieu des ouvriers ont « tiré » la pierre qui a permis
de réaliser les baies et les angles des anciennes maisons de plusieurs communes.
Les personnes étrangères à la région remarquent avec
étonnement que les linteaux des portes d’entrée des maisons anciennes portent
très souvent des inscriptions taillées dans la pierre ; il s’agit en général du
nom du propriétaire (ou ses initiales) et de l’année de la construction. Il est
probable que le marché visant la fourniture des « pierres de taille » pour la
maison prévoyait cette particularité et que ce sont les tailleurs de pierre du
Lyncha qui l’ont réalisée.
La plus ancienne inscription que j’aie retrouvée sur le
territoire de la commune de Lamoura concerne une maison de Tréchaumont
appartenant à Georges Dalloz ; 1670 est gravé sur la porte de la façade Sud et
1737 sur une ouverture située au
Nord.
Pour ces ouvertures la hauteur sous le linteau n’est que
d’environ 1,70 m. La taille moyenne des adultes de cette époque était inférieure
de 10 à 15 cm de la taille actuelle.
En 2000 j’ai été amené à faire visiter cette carrière à
deux ingénieurs géologues travaillant pour un cabinet de recherche. Ils avaient
effectué un sondage à 16 m de profondeur dans la carrière de Germain Lançon à
proximité de la route. Il s’agissait d’un Allemand et d’un Suisse qui
disposaient d’un matériel très moderne pour enregistrer des données qui devaient
être utilisées par des laboratoires. La carte en leur possession mentionnait
l’existence de la « carrière du Lyncha » et ils m’ont demandé où se trouvait
cette carrière. Je leur ai proposé de les accompagner pour la visiter et leur ai
donné une partie des renseignements ci-dessus, ce qui les a très intéressés.
6 – Note R. L.P. :
L’utilisation de cette pierre pour la construction de la cathédrale me semble
plus qu’hypothétique.
Cartographie
Carte
géologique BRGM 1 :50 000 Saint-Claude, 1971
Carte
topographique IGN 1 :25000
Morez-les Rousses (3327 Est), 2008.
Cadastre Mairie
de Lamoura
Cadastre Mairie
de Septmoncel
Remerciements à :
pour ses
informations.
Monsieur et
Madame Muselier de Sur les Crêts
pour les avoir dérangés plusieurs fois.
Monsieur Adrien
Gauthier pour son savoir et ses données sur la carrière.
Monsieur
Raphaël Perrin maire de Septmoncel, propriétaire de la carrière de Sur la ville.
Madame Decrouez
du Museum de Genève pour son déplacement et les lames minces.
Madame Annie
Reffay pour la relecture et son aide à la mise en forme du texte.
[1] Mudry (J.) et Rosenthal (P.),
La Haute-chaîne du Jura entre Morez et Saint-Claude, Université de
Besançon, 1977, thèse dactylogr.
[2] - Foucault (A.) et Raoult (J.F.),
Dictionnaire de géologie, Dunod, 2003.
3 - Rousset (A.), Dictionnaire géographique,
historique et statistique des communes de la Franche-Comté (…) –
Département du Jura, t. 3 et 5, Besançon, 1855 / 1857.
4 – Duhem (Gustave), « Un petit village du Haut-Jura :
Lamoura » in A travers les villages du Jura, Lons-le-Saunier,
Société d’Emulation du Jura, 1963, p. 473-592.