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Les pavages en os de la région de Saint-Claude

PHOTO Robert LE PENNEC

Véronique Rossi

Avec la collaboration de Robert Le Pennec

Les pavages en os, pour ceux qui subsistent tout du moins, constituent dans la région de Saint-Claude une curiosité sur laquelle on attire volontiers l’attention des nouveaux arrivants. Ils sont toujours présentés comme étant faits d’os de mouton mais l’on ne connaît ni leur origine, ni leur datation, ni leur raison d’être.

Genèse de l’étude

Au cours de l’été 2004, l’occasion se présenta de voir un de ces pavages d’un peu plus près. En effet, à l’issue d’une conférence sur l’histoire du village donnée à Cinquétral pour financer un sondage archéologique qui devait avoir lieu peu après sur le territoire de cette ancienne commune, rattachée à Saint-Claude en 1974, il nous fut signalée l’existence d’un pavage en os « de mouton » dans une maison de la Grande Rue (1) et la possibilité d’en prélever des échantillons. Les propriétaires en avaient en effet démonté quelques décimètres carrés en effectuant des travaux et avaient conservé les os prélevés. Ceci nous permit d’examiner la façon dont ces os étaient préparés et posés et de disposer de quelques specimen.

Le rapprochement fut aussitôt fait avec les déchets de tournerie observés par l’équipe de Sébastien Bully au cours de la fouille de sauvetage réalisée sur le chantier de l’école maternelle Rosset en 1997 (2), dans une couche archéologique identifiée comme celle d’un atelier de patenôtrier des XVIe-XVIIe siècles. Notre intérêt s’en trouva dès lors renforcé et une étude plus poussée fut entreprise, avec l’aide précieuse de Robert Le Pennec et d’autres (3). Un specimen fut confié au Museum d’Histoire Naturelle de Genève pour détermination, après que les bouchers du secteur, consultés, se fussent déclarés incompétents. Le diagnostic, établi à titre gracieux par Louis Chaix, mettait à mal la tradition locale : « métatarsien gauche de bœuf adulte (plus de 2 ans et demi) » ; il inscrivait par contre nos os dans la continuité d’autres villes ayant connu, entre les XVe et XIXe siècles, une industrie similaire, à base d’os de bœuf, comme Saint-Denis (4) en région parisienne. Une datation au C14 fut envisagée puis écartée en raison de son coût, mais aussi du peu de précision espérée pour des objets qui pouvaient ne pas être antérieurs au début du XIXe siècle.

Parallèlement, un inventaire des pavages encore en place ou disparus était entrepris (5) ; il aboutit à en répertorier 9, répartis sur les communes de Saint-Claude (y compris les communes rattachées de Cinquétral et Chaumont) et Lamoura. Cet inventaire, sans doute incomplet, a permis de distinguer des constantes et de proposer des hypothèses quant à leur raison d’être.

Enfin, la recherche d’une utilisation semblable de déchets du travail de l’os en pavage n’a donné jusqu’ici aucun résultat, malgré de nombreux contacts avec les milieux archéologiques et muséaux (6).

Malgré les zones d’ombre subsistantes, et encouragés par l’intérêt éveillé par ces pavages chez les diverses personnes consultées, il nous a semblé possible de dresser un premier état des recherches dont la diffusion permettra peut-être à d’autres de venir combler nos lacunes.

Le pavage en os de bœuf de Saint-Claude / Cinquétral : description

Ce pavage se présente comme un quadrilatère légèrement irrégulier d’un mètre carré, en rez-de-chaussée d’une maison pouvant dater du XVIIIe siècle, selon certains détails architecturaux, au fond d’une pièce à usage de cave, dallée pour le reste de sa surface au sol de larges « cadettes » en calcaire local. Il précède un renfoncement qui semble le résultat d’un remaniement des surfaces, comme le laisse supposer une pierre taillée en chanfrein à la base du mur de droite, où les reprises de maçonnerie sont évidentes (fig. 1). Dans le sens de la largeur, les os sont disposés verticalement, en lignes régulières, tête en haut et orientée dans le sens de la marche, sauf pour une petite portion d’une ligne sur 30 cm environ, à l’avant du carré ; dans le sens de la longueur, les têtes sont implantées légèrement en quinconce les unes par rapport aux autres (fig. 2), faisant penser aux carrelages auto-blocants utilisés aujourd’hui. Les éléments de ce pavage sont simplement enfoncés plus ou moins profondément dans le sol en terre battue, sans ciment ni fixateur d’aucune sorte. Les dalles de pierre, sur deux côtés, un coffrage en bois sur le troisième et le mur de refend, sur le quatrième, forment un cadre qui maintiennent l’ensemble en place.

La partie de l’os de bœuf utilisée est la tête, formée de deux protubérances avec un large sillon au milieu, rempli de terre in situ, ce qui donne l’impression de petites têtes isolées. C’est peut-être cet effet d’optique qui a donné lieu à la « légende » des os de mouton. Les têtes d’os (fig. 3) n’ont subi aucun usinage particulier ; les bosses en sont simplement polies par endroits par les passages des humains. Elles ont été sciées dans le sens de l’épaisseur et sont de longueur assez variable – entre    et   cm pour les échantillons observés – mais la surface obtenue est remarquablement plane, au moins sur une bonne moitié  antérieure.

Les autres pavages connus : inventaire et description sommaires

Saint-Claude, rue de la Poyat (partie basse), côté pair (7)


Saint-Claude, rue de la Poyat (partie basse), côté impair

 


Saint-Claude rue Antide Janvier, côté pair


Saint-Claude, rue du Château

  


Saint-Claude, La Condamine – pavage en os signalé dans la cave

    

    


Saint-Claude, Cinquétral

     


Saint-Claude, Chaumont / Le Pontet - Très-Bayard en Haut


 

 Lamoura, La Chaux Berthod


Lamoura, village

Origine et utilisation : hypothèses

              L’origine des têtes d’os utilisées n’est pas douteuse : il s’agit de déchets de tournerie et de tabletterie, les deux industries qui ont fait la réputation de Saint-Claude pendant de longs siècles, et plus particulièrement la fabrication de perles de chapelets, ou patenôtres. La partie de l’os utile à l’artisan se limite à la partie longue ; après sciage des deux extrémités, le tube obtenu est débité en baguettes ou en plaquettes (8), que l’on traite ensuite selon l’usage que l’on veut en faire : tronçonnage puis percement des baguettes pour y tourner des perles, ou débitage des plaquettes en lamelles pour en faire par exemple des manches de couteau (fig. …).

Le même type de tête sciée a été trouvé, on l’a déjà dit, lors des fouilles de 1997, à l’emplacement du cimetière de Saint-Romain, mais aussi dans le sous-sol de la place des Carmes, lors de l’ouverture d’une tranchée à l’occasion de l’aménagement de la place en 1988 (9) ou encore en 2004 dans la berge du Tacon, en rive droite et en contrebas du Plan du Moulin : un glissement de terrain provoqué par de fortes pluies avait fait affleurer une quantité de débris osseux interprétés comme un dépotoir, mêlant des déchets de tournerie à de simples rejets pouvant venir de l’abattoir communal, situé non loin de là (rue de la Poyat) jusqu’en 1888. Dans les trois cas, les têtes étaient mêlées à d’autres types de fragments usinés qui ne laissent que peu d’incertitude sur leur provenance.

Les Sanclaudiens disposaient donc là d’une matière première abondante et gratuite à laquelle ils ont trouvé un ingénieux débouché. Il n’en reste pas moins que la pose de ce type de pavage devait constituer un jeu de patience qui ne peut se justifier uniquement par des raisons économiques. La tradition orale restant muette sur le sujet, nous avons été amenés à formuler plusieurs hypothèses en observant les différents exemples conservés. Ils sont tous situés dans un passage, souvent même à l’entrée d’un couloir ou au pied d’un escalier, ce qui fait irrésistiblement penser à un usage de paillasson ou de caillebotis. On peut supposer que cette zone non dallée servait à se « décrotter » les chaussures et à absorber l’eau ou la neige ramenées du dehors, à une époque où les rues étaient fréquemment boueuses. D’autre part, lors des changements de temps, une forte condensation se produit ; la pierre de dallage suinte alors facilement et devient glissante. Ces zones aménagées avec des matériaux « qui respirent » et absorbent l’humidité, comme la terre et l’os, pouvaient constituer un déshumidificateur naturel dans une région où l’amplitude thermique atteint des proportions assez spectaculaires.

Eléments de datation

Il reste un problème non résolu à l’heure actuelle, celui de la datation de ces pavages en os. Ils ne peuvent guère être postérieurs au milieu du XIXe siècle pour deux raisons : liée au travail de l’os, leur mise en oeuvre a dû cesser au plus tard en même temps que cette industrie. Or, à partir de l’introduction de la racine de bruyère pour la fabrication des pipes, que l’on s’accorde à dater vers 1854, le travail de l’os a été largement délaissé. D’autre part, selon plusieurs témoignages (10), personne ne connaissait plus au début des années 1980 l’origine ni la raison d’être de ces pavages ; et tous les « initiés » se trompaient sur leur nature. L’expérience prouve, dans nos régions du moins, qu’une absence totale de tradition orale signifie un écart minimum de deux générations, soit une cinquantaine d’années, entre les faits et la naissance du « non-informateur ».

Peut-on aller au-delà ? Toutes les bâtisses où sont signalés des pavages en os figuraient déjà au cadastre napoléonien ; plusieurs sont situées dans les plus anciens quartiers de Saint-Claude, où divers éléments architecturaux permettent de dater les maisons des XVIe et XVIIe siècles. La Condamine fut érigée en fief en 1699 mais figurait déjà sur un dénombrement en 1666 (11). Evidemment, rien ne prouve que les pavages soient aussi anciens que les maisons elles-mêmes mais, dans l’état actuel de notre documentation, le fait qu’on n’en trouve aucun dans des maisons postérieures à l’établissement du cadastre plaide pour une pratique antérieure au début du XIXe siècle.

Plus épineuse encore que la datation est la question d’un modèle éventuel, qui pourrait nous éclairer sur les réseaux économiques existant sous l’Ancien Régime. Il n’est pas exclu qu’un patenôtrier sanclaudien, ne sachant que faire de ses « argos » (12), ait eu un jour l’idée d’en paver son couloir et qu’il ait été imité par ses voisins. Il est d’ailleurs curieux de noter que, hormis les exemples les plus nombreux situés dans la ville même de Saint-Claude, la carte de répartition suit deux itinéraires : la route de Longchaumois, par La Condamine et Cinquétral et celle de Lamoura, par Le Pontet. La diffusion se fait donc manifestement à partir de Saint-Claude. Mais la qualité des pavages obtenus, qui n’ont pratiquement pas bougé malgré leur ancienneté certaine et les passages répétés, laisse supposer une véritable technique : a-t-elle été élaborée sur place ou a-t-elle été importée ? Et en ce cas, l’a-t-elle été par un étranger venu s’implanter dans la capitale du Haut-Jura ou a-t-elle été rapportée par un  Sanclaudien de retour de l’étranger, un négociant en articles de Saint-Claude par exemple ?

A ce jour, l’absence d’exemple comparable ne permet pas de proposer un début de réponse.

Notes :

1 – A cette occasion, deux autres utilisations inhabituelles d’os nous furent signalées par des habitants de Cinquétral, sans qu’on puisse à ce jour proposer un début d’explication : d’une part, une quantité d’os, identifiés par le propriétaire comme provenant de poulets, trouvés en remplissage en maçonnerie, dans le vide laissé par une poutre faîtière ; d’autre part, dans la même bâtisse, des os enterrés dans le soubassement du mur de façade, identifiés à l’époque de leur mise au jour comme ceux d’un ou d’enfant(s) ; ils n’ont pas été conservés.

2 – BULLY (Sébastien) et al…, Saint-Claude, rue des Ecoles ; D.F.S. de sauvetage urgent, 1997 – pp. 40-42.

3- Outre Robert Le Pennec, et les membres des Amis du Vieux Saint-Claude, nous remercions ici pour leur coopération : Sébastien Bully, archéologue A.PA.H.J. ; Danielle Decrouez et Louis Chaix, du Muséum d’Histoire Naturelle de Genève ; Nicole Rodrigues et Jean-François Goret, de l’Unité archéologique de la ville de Saint-Denis ; Eric Fournier, du Musée de la nacre et de la tabletterie à Méru (Oise) ;

4 – MEYER (O.), Archéologie urbaine à Saint-Denis, 1979 – cité par S. BULLY, op. cit. p. 40.

5 – Nous remercions les propriétaires qui ont accepté de laisser R. Le Pennec pénétrer chez eux et prendre des photos, ainsi que les personnes qui nous ont communiqué des signalements, en particulier Marc Forestier.

6 – En plus des contacts avec les professionnels cités en note 3, un appel a été lancé à la Journée archéologique 2005, organisée par le Service régional d’archéologie de Franche-Comté, en vain. Un membre des Amis du Vieux Saint-Claude nous a cependant signalé avoir vu un pavage en os assez semblable à Prague, au cours d’un voyage touristique. L’information n’a pu être vérifiée, ni précisée.

7 – Les localisations précises ont été volontairement omises


8 – BULLY (S.), op. cit, p. 40.

9 – Renseignement fourni par Yves Jeannin, du S.R.A. de Franche-Comté, responsable de la surveillance archéologique du chantier, et signalé par S.Bully.

10 – Notamment des propriétaires de Cinquétral, qui avaient questionné à ce sujet sans résultat un « ancien », né dans les années 1900 ; nous avions fait le même constat à Saint-Claude.

11 – Archives municipales de Saint-Claude, BB 76.

12 – argos = « objets vieux et inutiles dont on encombre les greniers » - Glossaire du parler haut-jurassien, Les Amis du Vieux Saint-Claude, 1986.